On remarque
que le découpage de tes BD's (Soda, Berceuse assassine) est très
"cinématographique", on trouve entre autres des fondus, des zooms
avant et arrière, des gros plans, des travellings, des plans étroits
c'est, comment dire…voulu?
(Grand rire)
Ben oui!
Mais je ne cherche pas spécialement à faire du cinéma. Ce découpage
me semble naturel. Si l’on regarde les BDs d'il y a quelques dizaines
d’années, comme les premiers Spirou dessinés par Franquin, on voit
que le découpage des cases était toujours à peu près pareil : quatre
bandes horizontales, voire cinq, et même type de cadrage. Puis ça
a évolué. Télévision et ciné sont devenus tellement présents que
cela a forcément généré une nouvelle syntaxe de l'image. Un nouveau
langage s'est créé auquel je n'ai fait qu'emprunter un peu de vocabulaire.
Une BD a plus d'expressivité si elle a ses plans bien à elle. Il
faut oser les cases longues, larges qui proposent une atmosphère,
une intensité dramatique différente. La forme des vignettes offre
des indications rythmiques précieuses qui comblent partiellement
l'absence de mouvement et de son .
Serais-tu
intéressé par l’écriture de scénarios pour le cinéma ?
Non, pas vraiment…
On m'a proposé d'écrire des adaptations de Soda ou des scénarios
pour les animations de Spirou. J'en ai écrit quelques une, mais
l'expérience s'est rapidement interrompue à mon initiative. Comme
me le confiait l'an dernier Terry Gilliam qui a expérimenté les
deux, concevoir un scénario de BD offre beaucoup plus de libertés
qu'un scénario de cinéma. Au cinéma, certains acteurs rechigneront
à jouer ceci ou cela. Et puis il y a des contraintes de budget et
une pression inconfortable car on ne travaille plus avec 2 ou 3
amis, mais avec une centaine d'intervenants inconnus. En BD, on
peut théoriquement faire tout ce que l'on veut, les seules limites
sont les capacités du dessinateur et, bien sûr, le fait que c'est
toujours un bout de papier.
Autre
chose… On est assez impressionné par le nouveau Spirou… et vu le
temps écoulé entre "Luna Fatale" et "Machine Qui Rêve", Janry et
toi avez dû beaucoup réfléchir avant de faire ce changement… radical.
A l’époque,
lorsque l’on nous a proposé de reprendre la série, c’était assez
compliqué car nous étions plusieurs auteurs à y travailler :
Nic et Cauvin, Yves Chaland ... Les lecteurs avaient donc droit
à une sorte de Spirou à géométrie variable: esprits, tons, graphismes,
décors, intrigues et probablement publics différents, au même moment
dans le journal. Nous avions l'impression de participer à un dépeçage...
J’ai même pensé abandonner cette série à cause de cela, mais nous
avons finalement été désignés pour être les seuls à l'animer. Nous
l'avons reprise avec le souci de proposer aux lecteurs la même émotion
que nous avait procurée la lecture des albums de Franquin, l'auteur
qui nous avait fait découvrir Spirou.
La tâche était moins rude pour nous que pour Fournier qui a dû reprendre
le personnage laissé orphelin par le papa de Gaston. Il y avait
une telle frustration, d'autant que le Marsupilami avait quitté
la série.
Après Virus, le public nous a suivis. Avec les années, nous avons
voulu faire évoluer la série afin qu'elle ne se contente pas d'être
une sorte de relique, un classique figé à jamais pour rassurer les
vieux lecteurs et les intervenants commerciaux parfois réticents
à changer ce qui marche. Spirou et Fantasio ne sont pas Black et
Mortimer, n'en déplaise aux acharnés de la ligne claire. Spirou
n'est pas mort avec son créateur (Rob-Vel en 1983) comme semblent
parfois le regretter ceux qui pensent que Tintin a eu raison de
cesser d'exister avec le grand Hergé.
Gaston me manque, j'aimerais le revoir, même si, au fond, j'aurais
un peu peur de ce qu'il pourrait devenir sous la plume d'un autre
talent. Mais s'il ne me plaît plus, j'arrêterai simplement de le
lire en laissant à d'autres, peut-être plus jeunes, la joie de découvrir
ce formidable personnage aujourd'hui.
Donc Spirou
évolue, et cette fois radicalement. Il n'a pas cessé de changer
depuis Radar le Robot, mais les passionnés d'alors ne sont plus
là pour se plaindre...et chacun préfère le Spirou de son enfance.
Le Spirou d'aujourd'hui a fini par avoir un visage qui correspondait
enfin au reste de son anatomie. L'histoire, l'atmosphère, les couleurs
et le graphisme ont fait dire à quelques observateurs perspicaces
qu'on leur proposait une sorte de Soda, ce qui se comprend sans
doute par le fait que Bruno Gazzotti a travaillé avec nous et que
je suis le scénariste des deux séries. En réalité, il nous importait
surtout de prouver qu'il était possible de reinventer le personnage
à l'aube du 21ème siècle avec, c'est vrai, quelques risques de choquer
comme lorsque Franquin a créé un héros sans emploi, un Zorglub langé
par Champignac ou Hergé, un Tintin sans ses pantalons de golf. L'avenir
devrait faire la preuve que nous ne tournons pas le dos à l'esprit
de la série, au contraire. Mais il faut se faire à l'idée qu'il
ne s'agit pas d'une parenthèse mais d'un électrochoc. En accord
avec notre éditeur, Spirou sera désormais ce qu'il est aujourd'hui
et poursuivra son évolution. Bien sûr, cette histoire rompait brutalement
avec le ton burlesque des précédentes: il y avait les bords noirs,
les couleurs, un ensemble de choses destiné à marquer le coup. Une
mini-révolution, en somme! Qu'on nous pardonne. Après tout, cela
faisait un moment qu'on s'étaient montrés bien sages, non?
Le prochain épisode devrait voir réapparaître un personnage que
les admirateurs de Franquin et Greg connaissent bien.
Je suis ravi qu'il y ait eu tant de réactions passionnées (et opposées)
autour de ce changement. Jusque là, j'avais l'impression que le
public était un peu endormi...Il n'y en avait plus eu autant depuis
la naissance du Petit Spirou, lui aussi accusé en son temps de briser
un mythe...
Comment
es-tu arrivé au Petit Spirou ?
Le Petit Spirou
découle d'une histoire créée pour un numéro anniversaire du magazine
Spirou . C’est une histoire plus ou moins vraie de l’Oncle Paul.
Nous avions imaginé Spirou enfant, mais aussi les personnages secondaires
que l’on retrouve dans la série mère : Fantasio, Champignac,
Zantafio, Seccotine, etc.…
Mais lorsque nous avons voulu en faire une nouvelle série, nous
nous sommes dit que nous ne pouvions pas reprendre tous ces personnages
pour des raisons de vraisemblance. Spirou les a tous rencontrés
à l'age adulte. Même Spip n’aurait pas pu vivre si vieux, il aurait
plus de 25 ans s’il connaissait Spirou depuis sa jeunesse, même
bien nourri, cela me paraît impensable pour un écureuil! Nous avons
donc créé un autre univers autour de lui, avec Vertignasse, Suzette,
ses parents, son grand-père et les profs… Cela ne posait pas de
problèmes avec l’histoire de l’Oncle Paul, car rappelons-le: il
avait un peu bu et racontait à peu près n’importe quoi (il le confesse
lui même).
Le héros enfant permet de faire balance avec l’adulte, qui passe
pour être sans défaut. L’enfant lui, ne pense qu’aux petites filles,
aux grandes, à faire des bêtises, comme beaucoup d'enfants de son
âge …Le paradoxe, c'est qu'il semble plaire davantage aux adultes
que le Spirou traditionnel. Le résultat des ventes est une preuve
manifeste qu'il touche un public plus large!
Comment
se fait-il qu’on ne voie jamais la tête du père de Spirou ?
C’est surtout
parce qu’il ressemblerait trop au Spirou adulte. Il y aurait des
confusions possibles. Un groom adulte, ça suffit. Il y a aussi le
fait que je n’ai guère connu mon père, et j'ai comme un manque de
documentation affective à ce sujet! C’est un peu pour cela aussi
que Soda n’a plus le sien, et qu’on se contente de l'évoquer dans
" Et délivre-nous du mal ".
Pourrait-on
imaginer voir apparaître un des personnages du Petit Spirou, comme
Vertignasse, dans les aventures de Spirou ?
Je ne pense
pas… Toujours pour des raisons de cohérence. Lorsque le Petit Spirou
présente les personnages dans ses albums, il précise: " Vertignasse
et moi, c’est à la vie à la mort, sauf s’il me volait ma fiancée ".
On peut donc penser que le garnement a filé un jour avec Suzette,
et qu’à cause de cela les amis d'hier se sont fâchés pour ne plus
se revoir. Mais, dans la vie, combien d'entre nous peuvent se vanter
d'avoir conservés des amis d'enfance?
Un de
tes derniers albums : Berceuse Assassine semble prévoir une
suite… quel sera le rapport avec le premier? C'est la suite, ou
ça racontera une autre histoire?
(Là, pas de
réponse. Juste un petit sourire qui en dit long…ou qui n'en dit
pas long du tout!)
C'est une trilogie, si je donne toutes ces réponses maintenant,
je n'aurai plus le plaisir de les inventer pour les deux récits
suivants!
Un détail :
si Martha le dérange tant, pourquoi est-ce que Telenko ne la quitte
pas, tout simplement? Je ne parle pas de divorcer, je parle de claquer
la porte derrière lui et ne plus revenir…
C'est…difficile.
Disons que lorsqu’on est jeune, il est facile de se trouver avec
quelqu'un, de le laisser tomber, et d’aller avec quelqu'un d'autre.
Lorsqu’on vieillit, cela devient plus difficile. Joe Telenko a été
marié à Martha. Lorsqu'on a un bout d'histoire en commun, ce n'est
pas si facile de simplement…laisser tomber. Il y a toujours quelque
chose qui reste. Ce sentiment confus d'emprisonnement peut exacerber
les haines et plus on se résigne, moins s'en aller semble suffire.
Il faut presque faire payer l'autre pour ces années gâchées. Bon,
il s'agit tout de même d'un couple un peu particulier...
Et pour ceux qui veulent une explication de secours, disons que
tout appartient à Martha. La maison, le taxi, tout !
Martha,
c'est un prénom qui revient souvent non? Entre Soda (la femme de
Bab’s) et Berceuse Assassine … Et ce sont toujours des femmes tyranniques…
Ben, deux fois,
donc! Ce n'est pas si souvent, il me semble. Le prénom Martha, évoque
pour moi une femme…puissante, qui a de la force. ça allait bien
avec ce type de personnage. Un psy me fera peut-être un jour découvrir
qu'il y avait une terrible Martha dans mon enfance, allez savoir.
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"concevoir
un scénario de BD offre beaucoup plus de libertés qu'un scénario
de cinéma" |
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"il
nous importait surtout de prouver qu'il était possible de reinventer
le personnage à l'aube du 21ème siècle" |
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